Elle était belle cette petite finca ! A l'image des montagnes équatorienne et colombienne : des hectares de cultures vivrières, rangées les unes à côté des autres comme autant de dossiers sur une étagère de notaire. Rien ne dépasse. Pas une herbe folle, pas une marguerite rebelle. A l'entrée de la ferme, un champ de mûres se laissant brunir au soleil intraitable : nos yeux en salivent... Un peu plus loin, quelques vaches se repaissent de l'herbe bien verte que le climat équatorial bichonne, tandis qu'une oie orgueilleuse nous fait comprendre que nous avançons sur son terrain. Notre pas est lent, précautionneux ; notre esprit s'apaise et se prépare à la rencontre. Un garçonnet passe son chemin sans vouloir nous voir. Il porte sur ses épaules le lourd fardeau d'une toile de jute qui semble enfermer un âne mort. Les joues de l'enfant rosissent sous l'effort, et peut-être, aussi, sous la crainte que nous lui inspirons. Il est bientôt rejoint par sa mère qui tient dans ses bras le petit dernier. Elle nous regarde, nous salue, et nous dépoussiérons les vestiges des mots tus depuis presque un mois maintenant :
" Bonjour ! Excusez-nous de vous déranger ; nous sommes Rachel et Guillaume et nous voyageons à vélo. Nous cherchons un endroit pour planter la tente cette nuit : est-ce que cela vous dérangerait si nous le faisions sur un bout de votre terrain ? "
La maman n'est pas propriétaire ; elle ne sait que nous répondre, et est sans doute un peu gênée. Le patron n'est pas là, il ne reviendra pas avant la nuit. D'un geste, elle envoie son garçon chercher son époux. Lui, saura sans doute mieux ce qu'il faut faire. En attendant, elle nous pose quelques questions et mon regard se pose sur cette femme de campagne, dont la vie se dessine, là, au coeur de cette montagne verte. Elle n'est pas bien vieille, cette femme, sans doute plus jeune que moi. Son corps est encore marqué de sa récente grossesse, et son ventre tout distendu dépasse d'un jogging poussiéreux et taché, dont le jaune est passé depuis longtemps. Elle nous sourit puis regarde son petit, les yeux cachés derrière une casquette trop grande pour elle. Le silence s'installe un peu, mais il n'y a pas de gêne. Je crois qu'on l'amuse ; nous ne sommes pas très propres nous non plus. Son mari arrive au pas de course, et ses traits indigènes s'éclairent en nous saluant. Rien de trop : juste ce qu'il faut pour que nous nous sentions bien. Le paysan a l'allure d'un jeune motard, avec ce foulard bleu qu'il a noué sur sa tête ; il y a quelque chose de vif et de moderne dans sa démarche. Les jeunes époux se regardent et considèrent notre requête. Le patron est un brave homme, se disent-ils, et ces gens ont l'air bon[1]. Nous sourions à notre tour. Le motard nous a déjà adoptés et appelle son patron, Efrain : sa mine réjouie nous indique que nous avons quartier libre. Une petite fille fait son apparition à ce moment précis : elle s'amuse avec les chiens et s'enorgueillit de leur donner à manger.
Une heure plus tard, nous retrouvons les gestes familiers que trois semaines de repos et de petits hôtels avaient engourdis : la douche au bidon de 800 ml, les arceaux maudits, le réchaud capricieux. Nous nous occupons d'eux le sourire en coin, trop heureux de retrouver de vieilles connaissances et de reconnaître leurs petites manies. Les quelques gouttes de pluie maintenant quotidiennes n'altèrent pas notre joie : nous voilà bel et bien repartis dans notre aventure ! Il n'y aura pas d'étoiles ce soir, nous nous coucherons de bonne heure. Au loin, nous entendons le rythme saccadé de la musique d'une boite de nuit : la ville d'Ibarra n'est pas loin... Je laisse mes pensées vagabonder. Depuis quand n'avons-nous pas danse nous aussi sur un rythme endiablé ? Un lourd sommeil s'empare de moi et ne me laisse pas le temps de répondre...
Le réveil, lui, est plus bavard, et nous fait vite comprendre que nous n'avons plus l'âge de la salsa et du tango... Papi Jones se lève les mains sur les reins. Ses yeux se plissent, sa bouche se tord. Il souffle, pousse un râle, comme pour expulser cette douleur nouvelle qu'il ne connaît pas. Essaie de s'asseoir ; en vain. Essaie de se mettre debout ; en vain. Finit par blasphémer ; en vain. Le porridge refroidit et Indiana n'a plus vingt ans. Il maudit père et mère de l'avoir fait si fragile : son dos est en bouillie, mâché, hâché, passé à la moulinette. Une barre de fer en guise de sacrum. Mais James Frugier n'est pas de ceux qui renoncent... Lumbago ou pas, son vélo il enfourchera ! Blanche-Neige soupire ; elle le connaît, et il n'y a rien à dire.
Le temps de saluer une dernière fois Ifrain, et nous reprenons la route. Nous passons la boite de nuit sans même lui jeter un regard, et retrouvons notre rythme à nous, un peu moins effréné. De temps à autre, je jette des regards sur mon homme. Je m'interdis de lui demander comment il va : son visage est éloquent. Les traits de la douleur s'insinuent dans ses rides et creusent ses cernes ; ils déforment le sourire qu'il s'efforce de me faire. Trente-trois kilomètres plus loin, il abdique, vaincu. Tandis qu'il s'allonge sur un banc d'abribus, je tente de faire du stop pour rejoindre Quito. Mais la chance n'est pas avec nous : la culture indigène[2] me salue gentiment, mais ne s'arrête pas. Nous toquons à la porte de l'hôtel d'à côté ; mon héros s'effondre sur le lit. Les traits de l'inquiétude rejoignent ceux de la douleur.
Un bus nous conduit le lendemain à Quito. Nous voyons défiler les montagnes que nous aurions dû arpenter, un léger pincement au coeur lorsque nous passons la ligne imaginaire de l'Equateur... Nous nous réjouissions tant de la franchir à vélo ! Le bus redouble de vitesse, et ne s'inquiète pas des courbes montagneuses ; un film est censé nous divertir... le dernier épisode d'un Indiana Jones vieilli !
A Quito, alors que nous logeons dans une famille cossue et parfois insolite, les jours passent, et la douleur s'installe. Guillaume passe la majeure partie du temps allongé ; le simple lumbago semble faire place à un mal plus important. L'ombre de la hernie discale plane... Le Capitaine a toujours eu des problèmes de dos, et cela fait longtemps que son nerf sciatique le lui fait comprendre. Nous spéculons, nous imaginons le pire... Nous faudrait-il déjà enterrer nos trésors pour rentrer en France tristes et bredouilles ? Les paupières d'Indiana chassent une larme en se refermant.
Il nous faut savoir. Au programme : quelques heures d'attente, deux consultations médicales, une radio, une IRM. Nous sommes surpris de la facilité avec laquelle nous obtenons tous les rendez-vous. L'Equateur offre une santé gratuite à son peuple, ainsi qu'aux étrangers que nous sommes. Nous n'aurons à payer que l'IRM ! Et nous attendons le verdict...
" Alors, voyons tout cela, avant que je ne vous dise que vous allez devoir rentrer en France ! "... La boutade introductive du médecin nous arrache un demi-sourire. Il s'arrête un long moment sur la radio. "Un, dos, tres, cuatro, cinco... A ver !... Un, dos, tres, cuatro, cinco...". Quelque chose cloche. Le docteur compte et recompte. "Un, dos, tres, cuatro, cinco... seis! " Il a compris ! Il nous sourit et le poids de l'anxiété s'envole. Notre héros est tout simplement... mal formé ! Il a une vertèbre de trop et elle réclame ses droits ! Elle peut être sûre que nous allons la bichonner...
Il nous faut attendre une dizaine de jours avant de repartir : il faut que la douleur disparaisse complètement. Après presque huit mois de voyage, nous avons appris la patience. Notre sens de l'adaptation est plus que jamais aiguisé. Je me voyais déjà en train de vous annoncer la fin de notre aventure... Mais il reste encore de la place pour bien des trésors ! A nous l'hémisphère Sud !
[1] "Son buena gente" : littéralement il faudrait sans doute traduire cette expression par "bonnes gens" ; elle est très souvent utilisée en opposition à la "mala gente" qui qualifie tous les gens malhonnêtes, bandits et autres voyous.
[2] Nous sommes arrêtes dans la ville d'Otavalo où se concentrent les descendants des Incas. Toutes les femmes portent ici le costume traditionnel, et les hommes portent les cheveux longs noués en tresse ou en queue de cheval. La langue locale est le quechua, mais la majorité parle aussi espagnol. Ce peuple s'est spécialisé dans l'artisanat textile.
5 commentaires:
eh bah, une petite semaine d'absence de mon côté et c'est la grosse cata de l'autre côté de l'atlantique !! comme si je te l'avais pas dit dès le début qu'il était bizarre ton homme !!! une vertèbre de trop, qui l'eut crû ?!! j'espère que Jones se remet petit à petit et que nous pourrons bientôt lire la suite de vos aventures !!
gros bibi
Mama (à peine rentrée du ski)
On vous envoie plein de bonnes choses du Nicaragua!
Oui oui, on vous suit toujours et on espère que vous pourrez vous remettre en selle très bientôt pour arriver à destination!
Vivement que Papi Jones redevienne Capitaine!
ciao belli,
J'oublie d'aller sur le blob pendant deux semaines et je découvre que Papi Jones fait des siennes. Heureuse de lire qu'après tout est rentré dans l'ordre et compatissante... Depuis l'année dernière, je sais ce que veux dire "douleurs de dos"...
Juste un mot donc par rapport à ce que Rachel a écrit "Nous faudrait-il déjà enterrer nos trésors pour rentrer en France tristes et bredouilles ? Les paupières d'Indiana chassent une larme en se refermant". Quand bien même vous auriez arrêté l'aventure ici, vous ne seriez pas revenus bredouilles mais plein des images et des rencontres que vous auriez fait. Le voyage est le chemin, non l'objectif à atteindre ;-) Bonne continuation de route et... mollo sur les vélos. Qui veut aller loin...
A presto
Sara
t'as trouvé ça où "le voyage est le chemin, non l'objectif" ? ça me plait bien ça !!
mama
Tu as raison, grande soeur!! Ce que tu m'ecris la est plein de sagesse.
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