LIBERTE.
Ce nom me trotte dans les veines. Il sonne comme une chanson entêtante, de celles qui nous assaillent au matin et ne nous quittent plus jusqu'au soir. "Liberté" : premier mot de mon pays ; premier combat des asservis. Et je pense à toi, Eluard, toi qui écris son nom "sur chaque bouffée d'aurore". Je pense à vous, Résistants du monde entier, pour qui ce mot est bien plus qu'un concept : une conquête, un combat, un espoir. Moi je suis née libre dans un pays libre. Et, comme le poète, je traque ma liberté "sur les sentiers éveillés". Et parfois, je me sens prise au piège, comme s'il n'y avait plus de chemin sinueux à arpenter, comme s'il n'y avait plus de boussole à étudier, comme s'il n'y avait plus qu'une seule voie à emprunter : la même, pour tous. Et alors, il n'y a plus de choix, il n'y a plus que des milliers de moutons, dociles. Et la docilité nous rend malheureux.
Pour joindre le Panama à la Colombie, nous avons été "libres" de choisir le bateau ou l'avion, puisque aucune route ne permet de traverser la sombre forêt du Darien... Une liberté amoindrie par une dépense forcée, la même pour l'une ou l'autre option - soit l'équivalent de plus d'un mois de voyage. Nous avons donc pesé le pour et le contre. Notre idéal écologique nous poussait à choisir le bateau ; notre prudence nous a incités à préférer l'avion. Il n'existe en effet aucune ligne régulière qui joigne les deux pays par voie maritime... Il nous aurait donc fallu faire appel à un Capitaine de fortune, et nous en remettre à lui pour traverser cette mer des Caraïbes qui abrite, paraît-il, de trop nombreux pirates modernes.
Le kérosène donc. Honteusement, les yeux loin du miroir. Nous savions en entrant à l'aéroport que nous allions à l'encontre de nos convictions. Nous le savions déjà à Paris, lorsque nous nous sommes embarqués pour Vancouver. Mais nous avons fait ce choix, par égoïsme sans doute, par manque d'absolu et de courage aussi. C'est donc épaules basses que nous sommes entrés dans l'aéroport de Panama ; c'est épaules basses que nous avons renoué avec notre société de consommation.
Carte de crédit en main et billets verts en poche : seuls passeports capables d'ouvrir tous les sésames. Nous pensions nous en tirer à bons compte en ayant dégoté des billets abordables sur internet. Mais c'était oublier que nous n'obéissions pas aux normes du voyageur occidental. Chaque voyageur est ici doté de deux valises, dont aucune ne doit dépasser 23 kg, le tout n'excédant pas 32 kg. Si l'un d'eux a le malheur de porter trois valisettes de 10 kg, il devra payer la modique somme de 75 dollars pour cet "extra". Nous songeons à nos dix sacoches et nos bicyclettes, et notre estomac se noue. Si l'on s'en tient aux tarifs en vigueur, nous devrons payer 100 dollars par vélo, et 200 dollars d' "extra". 400 dollars... Ces prix nous laissent perplexes. Nous comprenons qu'il va nous falloir user de ruses et de charmes... Nos sacoches ne sont pas formatées, et nous ne le sommes pas non plus. Avec nos jambes souillées de boue et de cambouis, nous détonons. Partout les talons hauts frappent le sol ; partout les lunettes noires Channel, Gucci, Dolce que sais-je, reflètent le vide qui circule ici. Les boutiques rutilent et les panneaux publicitaires se pavanent sans retenue aucune.
Une trentaine d'heures nous séparent de l'embarquement. Nous nous réfugions à l'étage de l'édifice comme sur un perchoir. Là, nous formons notre nid provisoire, et nous nous affairons. De même que les oiseaux glanent çà et là de quoi protéger leurs petits, nous nous glissons aux quatre coins de l'aéroport à la recherche de cartons de fortune pour enrober nos bicyclettes si indiscrètes. De nos petites mains soigneuses naissent d'étranges boites artisanales propres à abriter nos bagages trop nombreux. Elles auront bien du mal à bluffer les agents enregistreurs... En attendant, nous amusons les passants. Pendant que Guillaume installe nos matelas à quelques pas des toilettes publiques, j'installe mon coin cuisine sur le parking, entre deux énormes quatre-quatre. Impassible, je prépare la soupe, et songe à mes leçons sur le comique de situation... La nuit passe. Nous savons que la journée du lendemain sera difficile, qu'il nous faudra nous battre contre les normes.
La bataille commence mal. Au moment de l'enregistrement, on nous signale poliment mais fermement que nos vélos sont trop volumineux, et que par conséquent, nous ne pouvons les faire voyager avec nous. On nous avait pourtant assuré la veille qu'il n'y aurait aucun problème : il existe même un forfait spécial "bici". On tergiverse, on change de guichet. On fait appel au superviseur. On supplie, on argumente. On demande une faveur. On perd beaucoup d'énergie. Mais peu à peu un accord se dessine : les vélos voyageront, mais à la seule condition d'entourer les cartons de films plastique. Il ne faudrait pas qu'ils endommagent l'avion... 34 dollars de pétrole autour de nos bicyclettes. Nous fulminons. Et négocions de nouveau le forfait. Nous paierons finalement 150 dollars pour le tout.
Nous avons gardé avec nous deux gros sacs de 10 kg chacun, et il nous reste à franchir une dernière barrière : les rayons du poste de sécurité. Nous nous délestons de nos vestes, de nos chaussures, et nous laissons fouiller. Nos sacs passent le tunnel de la vigilance... Un détail retient l'attention des agents pavloviens : l'antivol qui assure la tranquillité de nos nuits depuis maintenant 6 mois. On nous imagine déjà en train d'étrangler le commandant de bord... Nous sommes atterrés de tant de stupidité, et, entre rage et désespoir, nous sortons notre dernière arme : l'humour. Guillaume parvient à faire rire l'uniforme d'une jeune femme... Le sésame pour la salle d'embarquement.
Nous sommes épuisés, vidés, et surtout dégoûtés. Dégoûtés de ce monde où tout se paie ; dégoûtés de tant de bêtise, de tant de pollution. Dégoûtés surtout de participer à cette mascarade. Nous nous sentons pris au piège dans un système que nous refusons. Nous regrettons le bateau et les pirates. Nous regrettons notre prudence, teintée de lâcheté. Nous regrettons d'avoir à faire de faux choix. Et nous chérissons plus que jamais notre liberté.
5 commentaires:
mmhhh je ne suis pas tout à fait d'accord avec tout ça... car sans règles, ça serait l'anarchie ! il vaut mieux parfois sacrifier un peu de sa liberté et ne pas se faire manger par des gros et méchants pirates !!
mama
Bien sûr, je comprends ton point de vue, et je n'ai pas voulu exprimé le contraire. Simplement, nous avons fait un choix qui ne convenait ni à nos ideaux, ni à notre façon de voyager... C'était là notre erreur!...;-)
Hum... c'est plein d'idéaux tout ça. Retournez à la société de consommation après avoir été 6 mois en liberté, c'est sûr que le décorum a dû vous surprendre. Je note néamoins qu'après négociation les controleurs ont fait preuve d'humanité. Tout n'est donc pas perdu ! ;-) Et puis, entre prendre un bateau et risquer de rencontrer des pirates, et prendre l'avion, certes moins écologique, mais plus sûr, y'a pas photos !!!
Je tenais à préciser : les idéaux sont nécessaires !
J'ai juste un peu de mal à lire que vous crachez sur des gens qui ne font que leur boulot (ils sont payés pour faire respecter des régles valables pour tous et seraient sanctionnés s'ils ne les faisaient pas appliquer).
A presto
Sara
Vous lisez, je crois, des choses que je n'ai pas ecrites. Nous ne "crachons" pas sur ces gens qui, effectivement, font leur travail. Le terme "cracher sur" est a la fois violent et meprisant, et, je crois, ne nous correspond pas tellement. C'est le systeme dans son ensemble que nous rejetons, et c'est pour cela que nous cherchons a l'inflechir et a en forcer l'"humanite". Car, oui, nous sommes idealistes : ça n'est une decouverte pour personne ! ... ;-)
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